Par Lucas CELLIER
Quoi de mieux qu’une élection présidentielle étasunienne pour déchaîner les passions autour des cartes ? Nous allons explorer quelques-unes des cartographies présentant les résultats des élections américaines, notamment celles de 2016 qui ont opposé le candidat républicain Donald Trump à la candidate démocrate Hillary Clinton.
Choisir l’échelle et la représentation la plus avantageuse
L’image ci-dessus est une photographie du journaliste de Fox News Trey Yingst publiée sur Twitter le 11 mai 2017 montrant la cartographie des résultats des élections présidentielles 2016 par comté, peu de temps avant qu’elle soit exposée dans les couloirs de la Maison Blanche pendant le mandat de Donald Trump.
Chaque comté américain prend ici la couleur du parti politique auquel appartient le candidat arrivé en tête (rouge pour le parti républicain, bleu pour le parti démocrate). Les variations d’intensité des teintes bleues et rouges observées indiquent sans doute la part des électeurs ayant voté pour le parti majoritaire dans chaque comté, même si la légende n’est pas apparente ici. Il n’est pas surprenant que cette carte ait tant plu au gouvernement Trump, puisqu’elle semble montrer une adhésion populaire massive au candidat républicain.
Cette représentation, bien que cartographiquement correcte, donne cependant à voir une vision faussée des résultats de l’élection. Si Trump est effectivement arrivé en tête dans une grande majorité des comtés américains (quasiment 85%), la carte ne prend absolument pas en compte la population que représente chacun de ces comtés. Il se trouve qu’une très grande partie de ces comtés sont ruraux et donc très peu peuplés. À l’inverse, les plus grands pourvoyeurs de voix démocrates sont les comtés urbains et donc très peuplés. En réalité, Trump a rassemblé « seulement » 46% des suffrages populaires, ce qui est bien loin du raz-de-marée républicain représenté par cette carte et inférieur au score de son adversaire Clinton.
Il est intéressant de noter que ce n’est pas la carte à l’échelle des États (voir figure 1) qui a été privilégiée par Trump pour trôner dans sa résidence officielle. La sociologie du vote républicain fait que les zones rurales sont celles où le parti républicain est le plus plébiscité. Ainsi, même dans les États où le vote démocrate est majoritaire dans la population globale (États de New York, de Washington, Oregon, Nevada par exemple), une large partie du territoire peut apparaître en rouge. La carte à l’échelle étatique aurait alors effacé ces zones républicaines si chères à Trump. C’est donc tout naturellement que la carte à l’échelle des comtés a été choisie, parce qu’elle est la plus avantageuse (et la plus biaisée) pour montrer son succès lors de cette élection.

Cartographier proportionnellement aux suffrages
De nombreuses cartes alternatives ont été proposées afin d’être plus fidèle à la réalité de cette élection. La première que j’ai choisie montre, pour chaque comté, un cercle de taille proportionnelle à sa population et de la couleur du parti arrivé en tête (voir figure 2). Elle donne à voir une réalité bien plus contrastée que celle de la première carte, car comme le dit son créateur Karim Douïeb : « Ce sont les gens qui votent, et non les terres » (« Land doesn’t vote, people do »).
Cette carte sera évidemment la favorite du camp démocrate puisqu’elle montre à l’inverse des précédentes que l’immense majorité des comtés peuplés votent pour leur parti. Visuellement, il semble aussi qu’il est plus facile pour l’œil humain d’identifier rapidement les plus grands cercles et leur couleur (ce qui avantage les bleus) plutôt que de sommer globalement les surfaces d’un grand nombre de cercles plus petits (cercles rouges). Une partie des cercles rouges sont même quasi invisibles. Un autre choix primordial effectué ici est de représenter uniquement la couleur du parti arrivé en tête. L’œil étant attiré par les plus grands cercles, cela avantage le parti démocrate dont l’électorat est majoritairement urbain. D’autres cartes présentent des diagrammes circulaires montrant la proportion des votes démocrate et républicain, mais il faut reconnaître qu’elles sont plus difficilement lisibles.
Enfin, la donnée représentée sur la figure 2 est bien le nombre de votes des citoyens par comté mais il ne faut pas oublier que remporter l’adhésion de la majorité des citoyens ne suffit pas pour remporter l’élection aux États-Unis ; c’est bien le vote des grands électeurs qui compte finalement. En effet, même avec quasiment 3 millions de votes populaires de moins qu’Hillary Clinton, Trump a remporté l’élection avec 77 grands électeurs de plus. Une nouvelle fois, il s’agit ici d’un choix qui avantage le parti démocrate puisqu’on représente sur la carte la variable où il a été dominant (les votes des citoyens et non ceux des grands électeurs).

Dans la même idée, on peut trouver des cartes en anamorphose, qui déforment le territoire en fonction d’une variable quantitative. La carte ci-dessous adapte par exemple la surface des États proportionnellement à leur nombre de grands électeurs (voir figure 3). Si la carte à l’échelle étatique classique semblait montrer une domination nette du vote républicain (voir figure 1), celle-ci nuance l’interprétation puisque de nombreux États républicains se contractent tandis que beaucoup d’États démocrates gonflent.
Ainsi, cette carte n’avantage aucun des deux camps puisqu’elle représente la réalité des résultats des élections telle qu’elle est : la variable cartographiée est celle qui a déterminé le vainqueur de l’élection (nombre de grands électeurs) et la visualisation est adaptée par le biais de l’anamorphose. Le parti républicain ayant remporté la majorité des votes des grands électeurs, une majorité rouge se dégage d’une telle carte mais elle est bien moins nette que sans anamorphose.

Outre ces méthodes de représentation plutôt classiques en cartographie, d’autres visualisations plus originales ont vu le jour, comme cette carte en clair-obscur qui donne aux comtés une intensité lumineuse proportionnelle à leur population (voir figure 4). Cette visualisation issue d’un article du New York Times met en scène les résultats des élections tenues en 2008 qui ont notamment vu s’affronter Barack Obama et John McCain. Comme pour la carte précédente, il ne semble pas que celle-ci favorise l’un des deux partis.

Des représentations plus nuancées
On l’oublie souvent, mais il n’existe pas seulement deux partis politiques aux États-Unis. Des partis comme le parti libertarien, le parti vert ou encore des personnalités politiques indépendantes tentent de se faire une place dans le paysage politique du pays, et la binarité rouge/bleue sans cesse représentée sur les cartes n’est pas pour les arranger.
Heureusement, certaines cartes illustrent la géographie du vote pour ces partis alternatifs. Voici par exemple ci-dessous une carte montrant la part du vote pour le candidat libertarien (Gary Johnson) dans chaque État en 2016 (voir figure 5). On remarque que le vote pour ce parti n’est pas négligeable, dépassant 5% dans un certain nombre d’États (plutôt ruraux) et atteignant même 9,3% dans le Nouveau-Mexique dont Johnson était gouverneur de 1995 à 2003. Au total, ce candidat arrivé troisième à l’élection a rassemblé quasiment 4,5 millions de votes, soit 3,3% des voix. Il s’agit d’ailleurs du meilleur résultat électoral de ce parti dans son histoire.

Les partis alternatifs et les indépendants préféreront également des cartes dites « violettes » (purple maps) qui associent à chaque comté une teinte variant du bleu au rouge en passant par le violet en fonction des parts de la population votant pour chacun des deux partis (voir figure 6).
Ces cartes leur permettent de montrer qu’une partie importante du territoire apparaît violette et non simplement en nuances de rouge ou de bleu comme traditionnellement. On parle de « purple America ». Ainsi, la carte permet d’appuyer le discours affirmant qu’une grande partie de la population hésite entre les deux partis hégémoniques et qu’une alternative est sûrement possible et souhaitable.

La carte en anamorphose ci-dessous reprend les mêmes données que la figure 6, mais les comtés ont cette fois-ci une surface proportionnelle à leur nombre d’électeurs.
Cette carte réalisée par Mark Newman présente elle aussi de larges portions de territoire où la teinte est violette, et donc un vote très divisé entre Républicains et Démocrates (voir figure 7).

Il reste toujours fascinant de voir les partis s’emparer des cartes pour en faire des outils de communication puissants auprès de la population.
En résumé, il faut bien garder à l’esprit qu’aucun choix cartographique n’est anodin et que la carte n’est que la vision subjective de la réalité que les cartographes veulent bien montrer. Il convient donc toujours de questionner ces choix afin d’identifier les biais utilisés dans la représentation pour traduire un certain point de vue. Les cartes électorales, de par leur nature éminemment politique, n’échappent évidemment pas à la règle.
Sources :
1. Trey Yingst, Twitter, 11 mai 2017, https://twitter.com/TreyYingst/status/862669407868391424
2. Karim Douïeb, Twitter, 9 octobre 2019, https://twitter.com/karim_douieb/status/1181695687005745153
3. Karim Douïeb, « Try to impeach this? Challenge accepted! », Observable, 9 octobre 2019. Consulté le 30 janvier 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://observablehq.com/@karimdouieb/try-to-impeach-this-challenge-accepted
4. Juliette Morel, « Les découpages de la carte ». Les cartes en question. Petit guide pour apprendre à lire et interpréter les cartes, Autrement, 2021, pp. 88-105.
5. Alicia Parlapiano, « There Are Many Ways to Map Election Results. We’ve Tried Most of Them. », The New York Times, 1er novembre 2016. Consulté le 5 novembre 2018 [En ligne]. Disponible sur : https://www.nytimes.com/interactive/2016/11/01/upshot/many-ways-to-map-election-results.html
6. « Élection présidentielle américaine de 2016 », Wikipédia, 30 janvier 2022. Consulté le 30 janvier 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Élection_présidentielle_américaine_de_2016
7. « 2016 United States presidential election », Wikipédia, 12 janvier 2022. Consulté le 30 janvier 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://en.wikipedia.org/wiki/2016_United_States_presidential_election#Maps
8. « Red states and blue states », Wikipédia, 27 janvier 2022. Consulté le 30 janvier 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://en.wikipedia.org/wiki/Red_states_and_blue_states#Purple_states
9. « Gary Johnson 2016 presidential campaign », Wikipédia, 31 janvier 2022. Consulté le 10 février 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://en.wikipedia.org/wiki/Gary_Johnson_2016_presidential_campaign#Results
10. Mark Newman, « Maps of the 2016 US presidential election results », 2 décembre 2016. Consulté le 30 janvier 2022 [En ligne]. Disponible sur : http://www-personal.umich.edu/~mejn/election/2016/
11. « Gary Johnson Percent by State in the 2016 US Presidential Election », Maps on the Web, 23 février 2017. Consulté le 10 février 2022 [En ligne]. Disponible sur : https://mapsontheweb.zoom-maps.com/post/157620592479/gary-johnson-percent-by-state-in-the-2016
Modérateurs : Eliezer IRA et Larry KIENER
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