« Le fait général est que toute modification, si importante qu’elle soit, s’accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants » (Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, tome VI p° 531)
Par Loïc AUBINEAU
Si vous me demandiez quelle est la ville la plus importante du 20ème siècle je vous répondrais sans aucun doute « New York City ». En effet New York est partout et s’invite dans toutes les têtes en tant que référence culturelle majeure. Ultime produit culturel des États-Unis, ses gratte-ciel colossaux produisent la skyline la plus connue du monde (figure 1), fruit d’un jeu endiablé entre promotions immobilières, folie des grandeurs et innovations architecturales. Photogénique, elle est utilisée à l’autre bout du pays par l’industrie cinématographique comme scène d’innombrables films et sitcoms. Ville du jazz avec le label Blue Note records, de ces fameux théâtres comme ceux de Broadway ou encore l’Apollo theater, elle a su se réinventer et faire naître le disco et le rap, faisant danser et chanter les minorités. Et elle en compte des minorités : dès le 19ème siècle, elle accueillait des milliers de migrants par jour venant de l’Europe entière à Ellis Island, particulièrement des Italiens, des Allemands, des Irlandais et des Scandinaves, avant d’accueillir Latino-américains, Philippins, Chinois et Jamaïquains. Sans compter la migration des Afro-américains affranchis par Lincoln. Ces milliers de gens, cherchant désespérément la liberté et l’enrichissement ont construit ensemble un monstre urbain sur tous les plans. Bien que n’étant pas la capitale des États-Unis, NYC s’est contenté d’être la capitale boursière du monde et d’accueillir en son sein l’ONU, rien que ça. De ces 8 millions et quelques habitants, cette métropole majeure raconte d’innombrables histoires, utopies, réalités, et heures sombres. Ses habitants portent en eux, inconsciemment ou non, un héritage d’innombrables évènements.

Wikipédia Matthiasmullie, CC BY-SA 4.0 , via Wikimedia Commons
Pourtant, cette ville est relativement récente si on la compare aux autres métropoles de l’ancienne triade. Ce concentré d’histoire et d’urbanisme apparaît subitement, ex nihilo. Dès le départ, son identité n’est pas clairement définie : presque fondée par les Français sous le nom de nouvelle-Angoulême, elle fut finalement créée en 1613 par les Néerlandais sous le nom de Nouvelle-Amsterdam. Cette petite ville fut conquise par les Anglais, se souleva pour redevenir hollandaise (figure 2) avant d’être finalement échangée contre le Suriname aux Britanniques. Elle se situait alors au sud de l’île de Manhattan, sur l’actuel quartier d’affaires et place financière qu’est Wall Street.

Medium: printed map, color wash on paper John Wolcott Adams (1874–1925) and I.N. Phelps Stokes (1867–1944), Public domain, via Wikimedia Commons.
De cette genèse floue, distante, marquant pourtant toujours les toponymies et l’agencement des rues et avenues la ville, se tient un autre événement majeur. Celle de la mort symbolique de ce New York, avec l’effondrement des tours jumelles, du symbole majeur de la ville, celui de sa puissance financière. Depuis, quelque chose a changé, des préoccupations mineures ou oubliées ont pris de l’ampleur, avec une crise financière en 2008 rappelant la catastrophe lointaine de 1929. Cette vulnérabilité retrouvée à la suite de la frénésie de la chute du mur de Berlin et de la chute de l’URSS en 89-91, a marqué un changement de mentalité, face à une nouvelle menace, sourde et invisible. Dans cent ans, selon certaines estimations, le niveau de la mer va augmenter de 1,80 mètre. Les tempêtes vont s’intensifier et se manifester régulièrement aux portes de la ville. Le réchauffement climatique devient soudainement une réalité (figure 3). Les habitants et acteurs du territoire prennent en compte de nouveaux critères : pollutions, gaspillage, biodiversité, lutte contre les déluges à venir.

Article du journal Le Monde « Un plan pour protéger New York contre les inondations » Publié le 12 juin 2013
Mais ces réflexions nouvelles pour beaucoup s’accompagnent d’une quête identitaire, pour raccrocher à ce New York vulnérable du 21ème siècle une histoire, une ressource face aux événements annoncés. Cette nature indomptable, où était-elle au commencement ? Qu’était New York avant d’être une nouvelle ville européenne ? À quoi ressemblait-elle avant d’être la cage d’acier, de verre et de béton par excellence ?
Les États-Unis, à propos des questions de protection de l’environnement et de la lutte contre le réchauffement climatique, sont paradoxaux. Ce pays nourrit en effet une longue tradition politique et militante débutée par John Muir en 1892 par la création de la première ONG environnementale, le Sierra Club. Alors que le pays finalise sa conquête de l’ouest, s’industrialise massivement et accueil les migrants du monde entier, ces activistes reconnus dans le système politique américain, s’appuyant sur une interprétation environnementaliste de la bible, proposent alors la création des premiers parcs naturels du monde (1872 Yellowstone). Les Etats-Unis ont depuis conservé ce rapport inédit à leurs espaces sauvages, qualifié de wilderness. Par ce terme fort idéologiquement, les américains ont sacralisé leur nature, ou plutôt certains espaces « vierge » d’activités humaines (agricole ou urbaine). En exagérant ce point de vue de l’histoire, les colons sont les premiers habitants de ces espaces immenses et sauvages.

Encore aujourd’hui, ces considérations persistent dans l’inconscient collectif : » Rien n’existait avant New York, si ce n’est la wilderness« . Débuté en 1999 et se poursuivant jusqu’en 2013, un projet original a vu le jour au sein de la WCS (Wildlife Conservation Society, fondé en 1895). Le Mannahatta Project et le Weilikia project sont deux projets visant à redécouvrir les conditions écologiques de New York en 1609. Ce qui différencie les deux projets se sont l’étendue des zones étudiées, se concentrant sur Manhattan dans un premier temps avant d’être étendue à l’ensemble de New York et de ses arrondissements (Bronx, Brooklyn, Staten Island, …) en 2009. Les acteurs de l’association en partenariat avec le monde de la recherche, souhaitaient représenter l’île de Manhattan sous son aspect « originel ». Leur démarche est donc résolument tournée vers la recherche, l’étude des écosystèmes anciens, mais elle s’inscrit également dans un effort de sensibilisation à la place de la nature, remplacée en 300 ans par une métropole de rang mondial. La biodiversité s’est mécaniquement restreinte, et il s’agit de le montrer au plus grand nombre. Le projet Weilikia s’attache donc également à recenser le nombre d’espèces présentent actuellement, et d’estimer leurs effectifs, qui comparé à 1609, permettent de connaître les manques de représentation ou bien les sur-représentations des espèces. Ainsi, c’est par une méthode de travail (figure 5) alliant retranscription des données historiques, traitements SIG, simulation 3D, et rétrospective écologique que la cellule de recherche a pu fournir un fonds de plan de l’île de Manhattan au début du 17ème siècle, avant la découverte de la baie par Hudson.

Reconstruire la topographie originelle de l’île parcourue de collines a donc demandé une analyse des premières cartes de New York et de Manhattan. En effet, le relief était alors plus marqué, les extensions de terres pour construire la où les quais portuaires étaient inexistants. Les chercheurs ont donc pu estimer, par comparaison des différentes cartes parcourant les siècles de l’histoire de New York un modèle numérique de terrain (MNT) (figure6 a et b).
Figure 6a – MNT de 1609 de Manhattan – The weilikia Project, WCS. Figure 6b – Différence d’élévation entre 1609 et aujourd’hui – The weilikia Project, WCS.
Ce MNT était alors central dans la poursuite des recherches, permettant d’estimer le réseau hydrographique de l’île, et donc de classifier ces espaces par biomes : marécages, côtes alluviales, pâturages et prairies, lacs, bancs de sable, etc.
Dans ces biomes divers et variés, était installée une large variété d’espèces, parfaitement adaptées aux conditions écologiques présentes. Pour pouvoir estimer la variété de la faune et de la flore de 1609, les écologues et géomaticiens se sont penchés sur les données produites par l’État de New York : le New York Natural Heritage Program. Ils ont pu reconstruire, par comparaison avec des zones naturelles relativement conservées, la répartition des différentes aires biotiques. Un total de 55 types d’habitats différents a été finalement comptabilisé, permettant d’estimer par exemple la couverture forestière de l’île, dépendant des données topologique et hydrographiques. (figure 7)

L’équipe en charge de la réalisation du projet a ensuite peuplé l’île de ses espèces, faunes et flores comprises, en les intégrant dans leur base de données. Grâce aux sources historiques, à la collaboration avec des écologues, à l’étude comparative avec des biomes similaires et conservés de la région, une liste exhaustive des animaux et végétaux ayant très probablement habité à Manhattan a été réalisée.
La distribution spatiale des espèces sur l’île est une probabilité, une estimation. Celle-ci suit un modèle novateur baptisé MUIR web (en hommage à John Muir), permettant la visualisation des interactions entre espèces, et entre les biomes et le vivant (figure 8). La WCS a donc finalement obtenu bien plus qu’une simple liste d’espèces ayant probablement vécus sur l’île, mais elle a développé une simulation complète des relations et interactions entre espèces, sols, climats et habitats. De nombreux critères ont depuis 2009 commencé à être implémentés, comme la saisonnalité, pour enrichir ce modèle. La répartition spatiale des espèces dépasse donc l’analyse stricte des habitats, ou de la chaîne alimentaire.

Cependant, en opposition à l’idée naïve d’une wilderness originelle sur l’île, le modèle prend en compte une espèce ayant un impact très fort sur son environnement, capable d’analyser et de planifier ses interactions avec les autres espèces et leurs habitats : l’homme.
Les natifs amérindiens, habitaient en effet depuis plusieurs millénaires la région, et le peuplement de Manhattan est attesté à l’arrivée d’Hudson et des Néerlandais. Le peuple Lénape est aujourd’hui éparpillé sur le continent nord-américain du fait d’une répression violente, d’une diaspora forcée ou volontaire, et du choc épidémiologique. Ces New-Yorkais pure souche ont été déracinés avant d’être gommés de l’histoire flamboyante de la métropole. Pourtant, alors que certains fantasment l’Amérique sauvage, aujourd’hui écrasés à NYC par le béton et le verre, ce sont bien eux, des hommes, qui ont entretenu et aménagé le site, chassé et pêché la faune, brulé et cultivé sur l’île de Manhattan. L’impact de cette société a donc été prise en compte dans le modèle, s’affranchissant ainsi des considérations idéologiques bien ancrées d’une branche rigoriste de la protection de l’environnement. De plus, elle permet de faire vivre une culture déportée, pourtant partie intégrante de l’histoire des États-Unis au travers du nom des projets, utilisant la langue des Lénapes, appartenant aux langues algonquines (Hurons par exemple) dans les noms des projets Mannahatta (Manhattan en Lénape) et Weilikia (signifiant « ma bonne maison »).
Finalement, l’ensemble de ces données constituées et compilées a été diffusé sous la forme d’une carte interactive nommée New York 1609. L’application cartographique possède différentes fonctionnalités. On peut ainsi admirer la reconstitution de l’île avant la colonisation par les Européens, et faire varier l’opacité du fond de plan actuel ou de la photographie satellite fournie par google maps grâce à un slider (figure 9).
Figure 9 – Captures d’écrans comparatives entre la reconstitution du sud de Manhattan en 1609 et aujourd’hui.
The weilikia Project, WCS. (merci google)
Après avoir suffisamment zoomé sur Manhattan, il est possible de cliquer sur chacun des « blocs » de la ville actuelle. Une fenêtre pop-up apparaît compilant telle une encyclopédie web, différentes rubriques et liens vers des ressources complémentaires. On peut donc ainsi visualiser l’aspect du terrain en 1609, et connaître la probabilité d’occupation du terrain par les différentes espèces de mammifères, de reptiles, d’oiseaux, de poissons et de végétaux. En cliquant sur une espèce, la fenêtre nous renvoie vers des informations complémentaires sur celle-ci, son régime alimentaire, son mode de vie, …
L’onglet à propos des Lénapes nous renseigne sur la probabilité d’installation de ce peuple sur le bloc sélectionné et leur type d’interaction avec les espèces habitants cet espace. D’autres onglets présentent de la même manière la composition des sols, l’altitude ou le plan cadastral actuel du bloc (figure 10).

Finalement, c’est bien plus qu’une carte interactive que l’on parcourt, mais bien un outil géographique, qui permet d’étudier une partie de la Terre, c’est un atlas rétrospectif de la biodiversité foisonnante et riche de Manhattan en 1609. L’application souligne ainsi ces richesses, prenant source dans un équilibre planifié par les Lénapes entre eux, la faune et la flore. En plus des données utilisées pour la construction de la carte interactive, le projet Mannahatta fait office de plateforme pédagogique, proposant différents modules de cours pour les écoliers et étudiants de la région. La transmission de ces savoirs acquis semble être primordiale pour la WCS, qui propose également dans une vidéo de présentation une géoprospective utopique de New York en 2409, ayant renaturalisé une large part du tissu urbain (surtout Brooklyn, alimentant dans les commentaires de la vidéo un sursaut d’orgueil de ses habitants).
Le récit américain, intimement lié au rapport entre nature et culture sous l’angle de la colonisation est comme pour toutes nations et empires loin d’être uniforme. Cette application est bien le produit d’une synthèse d’influences techniques, méthodologiques et même idéologiques, et son objectif dépasse la simple compilation de données historiques. Elle s’inscrit dans une perception moderne de l’environnement par l’homme américain, sédentaire et urbain. Elle semble presque nourrir une quête identitaire des États-uniens, qui ont pour beaucoup comme histoire commune l’immigration, la déportation, la colonisation et la destinée manifeste. La carte de New York en 1609 fait ainsi revivre ce passé fantasmé fait de découverte, d’espaces sauvages grandioses et d’un développement sans précédent et pose inconsciemment une autre question dans le contexte de réchauffement climatique et de diminution de la biodiversité : qu’il y aura-t-il après ?
Pour finir, je vous laisse méditer sur cet article en prenant compte les différences notables de perception de la nature sauvage en tant qu’européen, mais aussi pourquoi pas en tant qu’amérindien …
Pour consulter le weilikia project, c’est ici (https://welikia.org/explore/mannahatta-map/) !
Modérateurs : Léopold Robitaille et Ashley Ouedraogo
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