« T’as la trace ? » : les bikepackers et leur sillon numérique, un contraste entre esprit d’aventure et rationalisation logicielle

Par Idrissa DJEPA           

Le voyage à vélo n’échappe pas à la tendance de fond qui a transformé la randonnée et la course à pied : plus moderne, plus efficace, plus rapide, plus léger, plus technique, plus « nature ». En parallèle au cyclotourisme apparaît le « bikepacking ».
En course à pied, c’est le développement de la pratique hors-stade dans les années 1970 qui constitue le prélude à la discipline du trail. Officiellement définie au Royaume-Uni comme « toute course sur des sentiers pédestres ou des chemins ouverts au public mais interdits aux véhicules motorisés ». La popularité de la course en milieu naturel explose au 21ème siècle, et ses grands rendez-vous comme l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB) ou la Diagonale des Fous à La Réunion accueillent des milliers de participant·es sur des parcours dantesques (150km et 10 000m de dénivelé positif pour ces deux épreuves).
En marche, c’est le randonneur Ray Jardine qui popularise le concept de Marche Ultra-Légère (MUL) dans les années 1990 avec son livre The PCT Hiker’s Handbook (Le guide du randonneur du Pacific Crest Trail), entraînant avec lui une génération de marcheurs et marcheuses minimalistes, abandonnant les sacs de 70 litres et les 15 kilos de matériel pour ceux de 30 litres et deux fois moins de poids sur le dos.
Ces deux pratiques répondent à des principes identiques : plus je suis léger, plus je vais vite, moins je fatigue, moins j’ai besoin de porter de nourriture et d’eau…plus je suis léger, etc. Le sommet, littéralement, de cette philosophie étant atteint par le trailer espagnol Kilian Jornet, surmontant l’ascension de l’Everest deux fois en quelques jours, seul et sans bouteilles d’oxygène.

            Par contraste, la pratique cycliste reste assez sagement traditionnelle : d’un côté les cyclotouristes, voyageurs et voyageuses à vélo, de l’autre les « cyclistes », qu’ils et elles soient sur route ou à Vélo Tout Terrain (VTT). La pratique compétitive est souvent restreinte à des formats classiques, loin des distances qui augmentent d’année en année en course à pied : sur route ou à VTT, presque toutes les courses durent une journée, répétable dans le cadre d’une course par étapes. Seuls les raids VTT, pouvant se disputer sur plusieurs jours, plutôt par étapes journalières, et les brevets cyclotouristes comme Paris-Brest-Paris constituent des exceptions aux courses habituelles.

I/ Une pratique émergente : le bikepacking

            C’est depuis une vingtaine d’années qu’émerge une pratique alternative, synthèse de ce que sont la MUL et le trail à la randonnée pédestre : le bikepacking. Figure de proue de la communauté, le site étasunien Bikepacking.com a été fondé en 2015 par Logan Watts, et définit la pratique ainsi : « Dit simplement, le bikepacking est la synthèse du VTT et de la randonnée minimaliste. C’est la liberté des randonnées montagnardes de plusieurs jours, accompagnée de l’excitation de rouler à VTT. Il s’agit d’explorer des lieux peu visités, à la fois proches et loin, via des sentiers, des chemins de gravillons et des pistes abandonnées, en ne portant que le matériel essentiel. Roule, mange, dors, répète, profite ! ». On retrouve donc les principes structurants de la MUL et du trail : la légèreté bien sûr, mais au service de l’éloignement des routes bitumées et de l’immersion dans la nature.
Précédemment, c’est en Alaska sur la fameuse course de chiens de traîneaux Iditarod que le bikepacking moderne trouve sa source. Des cyclistes décident dans les années 1990 de se lancer sur ce parcours exigeant. L’équipement de randonnée devenant plus léger et moins volumineux, il devient peu à peu possible de se passer des sacoches latérales, potentiellement inadaptées en tout-terrain. En 2007, c’est le VTTiste alaskien Eric Parsons qui lance la première marque de sacoches dédiées à cette pratique : Revelate Designs. Sacoches de cadre, de guidon ou de selles gagnent en popularité grâce à leur poids minimal, à leur aérodynamisme et à leur stabilité sur le vélo (figure1).

Figure 1: Configuration type « bikepacking » (g.) et configuration type cyclotourisme
By Andrew Priest – Imported from 500px (archived version) by the Archive Team. (detail page), CC BY 3.0
By Keithonearth – Own work, CC BY-SA 3.0

            En 2008 a lieu la première édition de la course mythique de la communauté : la Tour Divide, épreuve qui suit les 4400 km de la Great Divide Mountain Bike Route, un itinéraire traversant les États-Unis du Canada au Mexique sur la ligne de partage des eaux. La spécificité étant qu’il n’y a pas d’étapes organisées, et que les participant·es ne peuvent profiter de services sur la route que s’ils sont potentiellement accessibles aux autres aussi : pas d’équipe, pas de mécanicien·nes, et chacun·e gère son rythme et son sommeil à sa guise. Une fois le départ donné, le chronomètre tourne jusqu’à l’arrivée, de deux à quatre semaines plus tard.
En France, selon Google Trends, le terme fait son apparition en 2013, et son utilisation prend de l’ampleur à partir de 2015. Le principal média de la communauté, le groupe Facebook « Bikepacking France » est créé cette même année. Il faut également mentionner le magazine Carnets d’Aventure, qui popularise le terme VTT BUL (pour Bivouac Ultra Léger, inspiré de l’acronyme MUL) au tournant des années 2010.Capitalisant sur l’existence des Grands Tours et Grandes Traversées VTT homologuées par la Fédération Française de Cyclisme, les bikepackers sont de plus en plus nombreux à parcourir des itinéraires tels que la Grande Traversée du Massif Central ou la Grande Traversée du Jura (figure2).

Figure 2: La Grande Traversée du Massif Central

            À l’instar du trail, le bikepacking n’est pas qu’une forme de randonnée mais s’organise aussi en épreuves cyclistes. La French Divide, créée en 2016 , constitue pour la France l’épreuve de référence : une traversée du territoire par les sentiers. Symbole de la rupture avec le cyclisme compétitif fédéral, de nombreuses épreuves de bikepacking ne proposent pas de classement et refusent le terme de « course ». Elles préfèrent s’inspirer des brevets cyclotouristes, pour lesquels le seul critère de réussite est le franchissement de la ligne d’arrivée dans le temps imparti.
Mais le bikepacking n’est pas réservé qu’aux sentiers : ses principes de légèreté s’appliquent également aux parcours sur route, où ils permettent de couvrir des distances impressionnantes, en loisir ou lors d’épreuves ad hoc. Ici, exit l’objectif « nature », et place à l’endurance pure, par exemple lors de la Transcontinental Race, gagnée en 2019 par l’Allemande Fiona Kolbinger au rythme de 400km par jour pendant 10 jours.

            Ces deux aspects de la pratique ont chacun des conséquences majeures sur la préparation, le déroulement et le bilan des voyages effectués dans cet esprit.

            Dans un pays comme la France, dont la densité est plus de trois fois supérieure à celle des États-Unis, le maillage routier est étroit, les villages fréquents et le bitume omniprésent. Ainsi, la maximisation du taux de chemins sur l’itinéraire nécessite une préparation minutieuse. Deux cas de figure peuvent être dégagés :

  • l’itinéraire traverse des espaces naturels à basse densité de population (massifs montagneux notamment), auquel cas il n’y a pas besoin de préparation pour éviter de croiser « la civilisation », mais plutôt pour parer aux exigences d’un milieu naturel isolé ;
  • l’itinéraire emprunte des sentiers moins techniques, moins typés VTT, et sa préparation est nécessaire pour éviter de se retrouver sur des routes bitumées. Il est aisé d’aller de Lyon à Saint-Étienne à l’improviste en passant par la route, grâce aux panneaux routiers, mais passer par les sentiers constitue rarement le chemin le plus court entre deux endroits, aussi l’itinéraire devient de plus en plus tortueux avec l’augmentation de sa part de sentiers.

            La préparation d’une randonnée cycliste passe évidemment par des cartes. Celles-ci ont longtemps été sous format papier, mais le format numérique a depuis quelques années largement surpassé ce dernier.
            La première raison à cela est que l’information est facilement et gratuitement accessible en ligne. La deuxième raison est que, la randonnée à vélo sur sentiers restant une pratique relativement confidentielle par rapport à la randonnée pédestre, les guides touristiques manquent. La troisième raison est qu’un·e bikepacker a à la fois besoin d’une précision de carte équivalente à celle d’un ou une randonneuse pédestre, et d’une couverture spatiale adaptée à la vitesse de l’itinérance cycliste. Les cartes TOP 25 de l’Institut national de l’information géographique et forestière (IGN), plébiscitées par les marcheurs et marcheuses, couvrent à peine une ou deux journées de randonnée à VTT, beaucoup moins sur chemins carossables.

            Dans ce cadre, la solution numérique embarquée devient une évidence : la quasi totalité des cyclistes est donc équipée d’un dispositif GNSS (Géolocalisation et Navigation par un Système de Satellites) attaché au vélo. La vitesse de progression à vélo rend presque obligatoire le suivi d’une trace sur le dispositif, sans quoi le risque de se tromper de chemin se retrouve multiplié. Contrairement à la randonnée pédestre, lors de laquelle les mains sont libres pour manipuler une carte papier ou se repérer sur son GNSS, la consultation d’une carte à vélo est peu pratique, et l’arrêt souvent nécessaire.
            Dans le cadre d’un trajet en milieu naturel, le nombre de sentiers, d’intersections et l’absence régulière de panneaux indicatifs rendent souvent les arrêts trop nombreux pour ne pas affecter la fluidité du trajet. Dans le cadre d’un trajet sur route ou chemins carrossables, les arrêts seraient moins nombreux, mais la philosophie bikepacking les rend indésirables car sources de pertes de temps inutiles, surtout lors des traversées d’agglomérations.

            Afin d’appuyer mes réflexions sur les différentes étapes du cycle de vie de la donnée numérique parmi ces pratiquant·es, j’ai recueilli les témoignages d’une quarantaine de membres du groupe Facebook « Bikepacking France » à l’aide d’un formulaire.

II/ Préparation de trace

            La préparation d’une trace adaptée est donc au cœur de cette pratique, et les outils pour la mener à bien sont nombreux. Des plus triviaux comme Google Maps aux plus spécialisés comme Komoot, tous ont en commun de proposer des profils « cycliste » plus ou moins sophistiqués dans leurs calculateurs d’itinéraires. Le calcul d’itinéraire s’accompagne souvent d’une recherche de traces publiées sur des sites web dédiés par des cyclistes les ayant parcourues.

            Toujours à cause de la densité urbaine du territoire français, la maximisation du taux de chemins est une tâche qui peut se révéler assez longue dans certaines régions. Ainsi, là où pour une sortie à la journée, la préparation prend souvent moins d’une trentaine de minutes, l’augmentation de la durée du voyage ainsi que de la part de chemins entraîne une augmentation significative de la durée de préparation. Pour les répondant·es au questionnaire, cela peut aller de « 1 à 2h pour un voyage de 4 semaines », jusqu’à « 5 jours pour une trace de 300km environ ». D’autres différencient bien selon la destination et le type de voyage :

  • « Tout dépend de l’ampleur du voyage et de la région ou pays… et de la topographie. Pour vélo de route (VTT c’est une autre histoire) :
    • – Pour 1 semaine en France en montagne : 2 à 3 jours de préparation
    • – Pour deux semaines en France en bordure d’océan : 1 jour
    • – Pour deux semaines en Norvège : 3 jours »
  • Ou encore : « Entre 20 mn et 3 h selon l’enjeu, ne pas se perdre, avoir les plus belles routes ou optimiser le temps lors d’une épreuve type ‘’Born To Ride’’ »

            Pour adapter sa trace aux différents objectifs, les cyclistes ont recours à une multitude de logiciels différents. Si tous proposent en général du calcul d’itinéraire, les fonctionnalités spécifiques de chacun sont mises à contribution selon le but :

  • La grande qualité et la gratuité des images satellite de Google Maps permet de se faire une meilleure idée de l’état du terrain qu’avec une carte de type vectorielle, alors que son calculateur d’itinéraire est notoirement inefficace.
  • Les différents profils (cyclotouriste, route, VTT, enduro, gravel, et même VAE) de Komoot ainsi que la présence de nombreux points d’intérêts (fontaines, commerces, mais aussi panoramas ou sections de route remarquables) en font un des logiciels les plus appréciés des bikepackers en France.
  • Strava de son côté permet grâce à la récente fonction de carte de chaleur d’identifier les chemins les plus empruntés dans une zone définie : un chemin populaire ayant plus de chance d’être franchissable à vélo et sympathique à rouler, l’option s’est faite une place de choix dans la préparation de sorties courtes.
  • Enfin, des logiciels comme BaseCamp, édité par le mastodonte des GNSS Garmin, sont spécialisés dans l’édition de fichiers géographiques (gpx, kml…) : fusion, scission et renommage de  multiple traces dans la même fenêtre permettent de concocter la « trace parfaite ».

            De nombreux·ses bikepackers utilisent d’ailleurs plus d’un logiciel, jonglant ainsi entre les outils. Par exemple ce VTTiste dont la méthode comprend « consultation d’orthophotos + travail sur le tracé gpx », ou cet autre qui passe « du temps à trouver des gpx d’autres personnes pour le VTT dans une région sinon [il va] sur Komoot pour les traces plus longues et cela va vite » (figure 3).

Figure 3: Planificateur d’itinéraires Komoot

 III/ Suivi et enregistrement de trace

            Une fois en route, deux modes de suivi de la trace sont possibles : le premier est un guidage virage par virage, le second est un simple affichage de la trace sur un fond de carte. Pour des raisons d’économie de batterie, le second mode est souvent privilégié en randonnée itinérante. Le guidage nécessite également un fichier dans lequel chaque changement de direction est représenté par un waypoint interprétable par le GNSS, ce qui alourdit considérablement la trace, et donc ralentit son chargement.

           Plusieurs objectifs émergent parmi les répondant·es au questionnaire, que je classerai en trois catégories : logistique, de plaisir, et de performance.
            Le suivi de la trace est d’abord un moyen de ne pas se perdre, en témoignent ces réponses : « [la trace] me permet de découvrir des lieux inconnus et de ne pas me perdre pour y parvenir », « Important sur les voyages où on a des objectifs de destination. Inutile sur les routes que l’on connaît et les voyages où on cherche un peu à se perdre ». Elle rassure, et constitue un fil à suivre les yeux fermés.
            C’est aussi un moyen de prendre plus de plaisir en roulant : « Permet d’avoir un fil rouge à suivre et de se concentrer sur les paysages, le pilotage (pratique VTT All mountain) ». Moins d’attention à porter aux directions permet de profiter du reste de ce qu’il se passe lorsqu’on roule : « Je transfère la trace vers mon GPS et ensuite je sais que s’il n’y a pas de modification de parcours je n’ai plus à m’inquiéter de l’itinéraire ».
            Enfin, le suivi de la trace permet d’optimiser les performances en limitant les arrêts et les erreurs de trajet, deux motifs de pertes de temps particulièrement handicapants en épreuve de bikepacking : « plus question d’ouvrir la carte à chaque croisement, de casser le rythme et laisser le doute s’immiscer ».

            Les bikepackers sont nombreux·ses à ne pas uniquement utiliser de la donnée géographique, mais à en créer simultanément. Les GNSS proposent tous une fonction d’enregistrement du parcours, utilisée fréquemment dans la communauté. Cet enregistrement peut être fait dans un but mémoriel personnel, dans un but d’analyse des performances (vitesse moyenne, dénivelé, distance, voire données physiologiques si l’appareil le permet), mais aussi dans un but de partage.

IV/ Partage de trace

            Parmi les sites et applications utilisées pour le calcul ou la recherche d’itinéraires, nombreux sont ceux qui font également office de réseau social. Strava en est l’exemple le plus évident et constitue la plus grande communauté du genre. Lors du partage public d’une trace, deux processus peuvent être à l’œuvre : le simple partage du parcours réalisé ; le partage dans le but d’une réutilisation par d’autres personnes.

            Dans le premier cas, aucun nettoyage de la trace n’est en général réalisé : lorsqu’on fait un détour imprévu sur la route, les kilomètres ont bien été roulés et il n’y a pas de raison de le supprimer (un cycliste l’exprime ainsi : « Non [je ne nettoie pas], ça fait gonfler le compteur annuel »). Seule la protection de certaines informations personnelles semble être une raison de modifier la trace dans ce cas pour certain·es cyclistes : « pour anonymiser la trace (modification des départs, arrivées, lieux publics type parking au lieu de mon domicile) avant publication ».

Dans le second cas, il s’agit de proposer des traces de bonne qualité aux cyclistes qui souhaiteraient la réutiliser :

  • « Sur certaines traces préparées à l’avance, des erreurs de lecture de carte et de repérage m’ont amené à modifier celle-ci au retour. Piste non praticable, chemin non entretenu, pourcentage de pente trop important entraînant un long poussage…Je préfère modifier ma trace en conséquence si je compte la partager sur un groupe ou réseau social. »
  • ou encore : « Oui, car je mets les itinéraires effectués sur Openrunner à la disposition de tout le monde, des fois pour partager avec des amis qui veulent refaire un parcours, ou sur des groupes Facebook… ».

            L’objectif est d’optimiser le trajet en ne proposant que l’essentiel : pas de détours par le supermarché ou par les toilettes publiques visibles, effacement des marques de la recherche de bivouac le soir venu, évitement d’une section non adaptée aux vélos… Ce post-traitement permet aussi de rationaliser un fichier, de réduire sa taille (une trace issue d’un enregistrement comprend souvent un point tous les quelques mètres, précision inutile pour la majorité du trajet) et de calculer des données géographiques pertinentes (distance et dénivelé) car expurgées des détours (figure 4).

Figure 4: Partage d’une trace sur le site Bikepacking.com
https://bikepacking.com/routes/bikepacking-the-colorado-trail/

            En effet, le bikepacking est une pratique qui, si elle se réalise souvent seul ou en petits groupes, est profondément communautaire. L’échange d’informations sur un trajet est très fréquent, que ce soit à propos du vélo adapté à celui-ci ou de la présence d’abris à proximité. D’ailleurs une trace (numérique) peut se transformer en trace (physique) par son partage et sa réutilisation. Le cycliste Thierry Crouzet l’illustre bien sur son blog avec cette anecdote : « Bien sûr, tout traceur peut se prévaloir d’être aussi un créateur. Par exemple, pour le tour de l’étang de Thau, en novembre dernier, j’ai coupé à travers un champ abandonné, suivant un vague sente, puis j’ai publié ma trace, qui grâce à ce passage permet d’éviter une route fort dangereuse alors que la voie sud est souvent inondée en hiver. Par la suite, gravellistes et vététistes ont repris ma trace et désormais un chemin est apparu, fruit lui-même de notre entraide sur le terrain. ». Les partages de photos de voyages sur les groupes Facebook de la communauté donnent ainsi souvent lieu à l’éternelle question « T’as une trace ? », appuyant le caractère collectif des sillons numériques des bikepackers.

            Collectif ? Pas pour tout le monde. Si on s’en tient aux réponses du formulaire, la préparation d’une trace se ferait uniquement de manière numérique, derrière un ordinateur. On a vu que ce processus pouvait prendre de nombreux jours dans le cadre d’un itinéraire de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres. Mais, comme le font remarquer certain·es répondant·es, toute la préparation numérique possible ne vaudra jamais une reconnaissance sur le terrain : « Parfois je respecte [la trace] à la lettre quitte à maudire Komoot sur la mauvaise évaluation de la cyclabilité ! ». Dans le cadre d’épreuves organisées et payantes, une trace de qualité est le plus grand atout dont elles peuvent se prévaloir.
            La majorité des épreuves de bikepacking fournissent une trace précise, qui doit être parcourue intégralement par les participant·es sous peine de disqualification. Quelques autres fonctionnent avec un principe de points de passage obligatoires, entre lesquels le choix du trajet est à la discrétion des cyclistes (Transcontinental Race par exemple). La préparation d’une trace pour une épreuve demande énormément de temps, car elle doit souvent être longue. De la Gravel Tro Breizh, 1200km de chemins en Bretagne, à la French Divide (figure 5), 2200km de la Belgique au Pays Basque, on se rend bien compte que les organisateurs ne peuvent faire l’économie de déplacements sur le terrain.

Figure 5: Trajet de la French Divide 2020
https://www.outdooractive.com/fr/route/grande-traversee-vtt/france/french-divide/46218250/#dm=1

 Comme l’expliquait Thierry Crouzet, une sente peut se transformer en chemin grâce au passage de cyclistes…et l’inverse est vrai également, comme le fait remarquer un répondant : « Oui, [je nettoie la trace] sur de petits parcours notamment VTT, quand les chemins ne sont plus praticables (envahis de végétation) ou si des chemins sont privés ». Il est donc important pour les organisateurs et organisatrices d’épreuves de vérifier la praticabilité de leur trace en la parcourant, de l’actualiser si besoin, voire de faire réapparaître des chemins peu empruntés en les débroussaillant. Ainsi, les traces officielles font partie de ce qui est payé par les participant·es lors de l’inscription. La trace devient un produit commercial, dont la vente permet de rémunérer en partie le travail fourni par les équipes d’organisation.
            Pourtant, les traces enregistrées des participant·es de l’épreuve sont elles disponibles librement sur leurs réseaux sociaux ! Mais ces traces ne sont pas « propres », nettoyées. Elles sont le pur enregistrement du parcours d’un·e participant·e, et la trace fournie par l’organisation reste en général sur l’ordinateur, loin d’internet. L’aspect communautaire joue ici également : en respectant le travail fourni pour la création d’une épreuve, ainsi que la spécificité de la trace, valable pour la durée de l’épreuve, les concurrent·es s’inscrivent dans l’esprit de la communauté.
            Les organisateurs s’inquiètent parfois du partage de leurs fichiers pour une raison de qualité : si des chemins sont devenus impraticables, ils ne veulent pas que cela leur soit reproché. La qualité n’est garantie que pour une durée limitée. Certains organisateurs ont également des accords avec les propriétaires de terrains traversés par la trace de l’épreuve, uniquement pour la durée de celle-ci. Là encore, l’intégrité de la trace n’est garantie que temporairement. Ces préoccupations me semblent abonder dans le sens du partage : au-delà de l’aspect rémunérant de leur travail, ils sont soucieux de ne pas engager leur responsabilité morale de bikepacker lors de la diffusion d’une trace « périmée ».

Conclusion

            À la lecture de ce texte, vous avez dû ressentir l’ampleur du paradoxe : alors que le bikepacking se veut synonyme d’immersion dans la nature, ses pratiquant·es passent parfois autant de temps à préparer et partager une trace devant un écran qu’à la parcourir. Alors que la volonté de sortir des routes bitumées ouvre des milliers de possibilités d’itinéraires, « la trace » devient un fil à suivre du début à la fin, coupant court à toute velléité d’improvisation. Est-ce si contradictoire ?

            La création et le partage d’une trace sont en réalité une part importante de l’expérience cycliste pour les bikepackers. Le plaisir d’un trajet fluide et sans égarements y est pour beaucoup, mais cela n’empêche pas la prise de liberté. La trace est une assurance, un fil d’Ariane toujours présent passivement. Plusieurs bikepackers expliquent ne pas la suivre au virage près, quel que soit le temps passé à la créer : pour celui-ci c’est « un guide mais pas une obligation de la suivre à 100% », tandis que pour celui-là elle n’est pas «  un dogme immuable, la réalité du terrain fait que beaucoup d’éléments peuvent venir modifier mon parcours : un endroit intéressant que je n’avais pas repéré pendant l’analyse, la météo, le besoin de ravitaillement, etc… Je reste flexible et opportuniste ».

            Il faut également mentionner l’importance pour certain·es du pré-voyage :

  • « Le travail de création me permet de faire connaissance avec le territoire avant même d’y avoir posé les roues. Et ce travail de préparation est un prologue au voyage en quelque sorte. Un vrai moment que j’apprécie, qui me fait m’évader tout en restant chez moi. »
  • ou pour cet·te autre cycliste : « C’est un art passionnant. Une façon de voyager avant l’heure (et après l’heure au moment du debrief). C’est passionnant de lire les cartes pour se préparer aux difficultés mais aussi pour trouver des perles de chemins et de paysages grâce aux données cartographiques »
  • et enfin pour cette cycliste : « J’aime autant planifier l’itinéraire que le faire réellement ».

            On pourrait dire que pour ces bikepackers, la trace fait voyager trois fois : lorsqu’elle prend forme au bout d’un curseur de souris, lorsqu’elle les accompagne sur le cintre de leur vélo, et lorsqu’elle témoigne de leur aventure après leur retour.

Sources :
Le site bikepacking.com
Le blog de l’écrivain Thierry Crouzet : https://tcrouzet.com/tag/borntobike

Modérateurs : Serigne Fallou KASSE, Clément MASCARELL

3 commentaires sur “« T’as la trace ? » : les bikepackers et leur sillon numérique, un contraste entre esprit d’aventure et rationalisation logicielle

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  1. Les traces sont vivantes. Elles se transforment, évoluent, changent au grès des saisons. On ne sait jamais à quoi s’attendre quand on s’y attaque et nous aimons cette incertitude, car tout voyage implique des aléas et des surprises, et nous voyageons pour nous surprendre, quel que soit le temps passé aux préparatifs.
    La fluidité de la trace est une esthétique, un des éléments qui nous font dire qu’elle est belle ou non. La fluidité importe par-dessus tout aux compétiteurs qui ne veulent pas perdre de temps, que la performance obsède. Mais les accros — un passage bloqué par un arbre couché, un pont effondré, une sente reprise par la nature — pimentent l’aventure pour le voyageur.
    Une trace n’a pas besoin d’être entretenue consciemment, elle s’entretient d’elle-même si elle a du sens, si elle attire à elle, si elle fait communauté. Seuls ceux qui commercialisent les traces voudraient faire croire qu’ils dépensent une énergie folle à maintenir leur trace. Si c’est le cas, ils démontrent qu’elles n’ont pas de sens, pas de pérennité, pas d’avenir. Une trace est une histoire qui se transmet et se transforme elle-même en chemin, comme le cycliste se transforme en la parcourant.

    Aimé par 1 personne

  2. Article très intéressant, merci ! Effectivement, on passe beaucoup de temps à étudier nos traces, mais c’est pour prendre plus de plaisir sur le terrain. Et réussir à être au point d’étape dans les temps accessoirement 😀

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  3. Bonjour,
    Je suis toujours surpris, surtout quand je ne prépare rien. Les rencontres me semblent inattendues et l’exploration du paysage bien plus grande. Enfin si je transporte mon smartphone… j’ai l’impression d’être au boulot, connecté…. aux contraintes et non à la nature, à l’aventure…
    M’enfin si certain ressentent le besoin de jouer avec un écran pendant leur vacances, grand bien leur fassent.

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