TED : Tornado Environment Display

Par Matthieu LACROIX

31 mai 2013, 18h03. La plus large tornade de l’histoire touche terre près de El Reno, Oklahoma, au centre des États-Unis. Durant 40 minutes, elle parcourut 26,1 km, atteignit une largeur maximale de 4,2 km et produisit des vents dantesques atteignant 486 km/h. Considérée comme la tornade la plus documentée de l’histoire de la chasse aux orages, elle a eu la particularité d’avoir été suivie aussi bien par des chasseurs d’orages que par des scientifiques. Elle est tristement célèbre également pour avoir occasionné la mort de 3 d’entre eux, les premiers depuis le début de cette pratique dans les années 50.[1] Tim Samaras, son fils Paul et leur collègue Carl Young ont trouvé la mort sur une petite route de terre battue, emportée par un sous-vortex. Ces scientifiques, renommées dans toute la communauté, sont célèbres dans le milieu. Ce sont au total 12 personnes qui périrent ce jour-là. C’est afin de leur rendre hommage et de comprendre comment des chasseurs expérimentés ont pu perdre la vie ce jour-là que le Tornado Environnement Display a été créé.

Il a été développé afin de réunir toutes les sources d’imageries vidéo disponibles, de les analyser et de les rendre disponibles dans une base de données proposant un outil de visualisation multiperspective pour la recherche. L’autre objectif de cette application fut également de démontrer l’application de nouvelles technologies pour les évènements de foudre de haute intensité (Lang et al. 2015), le radar polarimétrique à balayage rapide (Tanamachi et Heinselman 2016) et le radar à réseau phasé (Kuster et al. 2015)[2].

Ce projet a rassemblé des dizaines de scientifiques et chasseurs d’orages, permettant la récolte de centaines de vidéos, de photos et de positions GPS. Le projet est ensuite agrémenté des données radar et des données sur les éclairs. Le but étant de faire une démonstration technologique afin de proposer une standardisation du procédé pour que celui-ci soit étendu à d’autres évènements si besoin est.

Avant de commencer cet article, il convient d’expliquer ce qu’est une tornade. Une tornade est un phénomène météorologique extrême qui, pour simplifier au maximum, a l’effet d’un aspirateur géant. Le principe reste un peu le même : c’est une colonne d’air en mouvement rotationnel de l’ordre d’une dizaine voire centaine de mètres en général (voir plus ! comme ici en 2013). Il existe plusieurs types de tornades, tels que les trombes marines, les tornades supercellulaires ou encore les trombes terrestres. Une tornade a plusieurs stades de vie : de sa naissance à sa dissipation, elle prend différentes formes, et peu également accélérer, tourner…

La naissance du TED

Le projet TED, ou Tornado Environnement Display, est le premier projet du genre à utiliser la communauté de chasseur d’orages à des fins scientifiques. Toutefois, il est important de pouvoir resituer le contexte très particulier des grandes plaines américaines. Les États-Unis sont réputés dans le monde entier pour leurs grandes plaines céréalières, au centre du pays. Située entre la chaine des rocheuses à l’Ouest, et bordée par le Mississippi à l’Est, cette zone de plusieurs milliers de kilomètres carrés connaît la plus grande concentration de tornades au monde. Cette zone si particulière s’appelle la Tornado Alley, ou vallée des tornades pour nous autres francophones (Figure 1). Nous pourrions discuter de la légitimité ou non de cette zone, notamment de ses délimitations puisque celles-ci restent arbitraires, mais ici n’est pas le sujet, qui mériterait un article à lui-même.

Figure 1 : La Tornado Alley, wikipedia

Suite au succès du tout premier bulletin de prévision sur les tornades en 1948, dans l’Oklahoma, les recherches aux États-Unis prennent de l’intérêt. Parmi les chercheurs travaillant sur ces phénomènes se trouve le Docteur Tetsuya Theodore (Ted) Fujita, de l’université de Chicago. Ce chercheur en météorologie a considérablement participé à la compréhension des tornades à partir de la fin des années 50. Il a notamment introduit le concept de classe de tornades (en fonction de leur forme), ou encore la relation entre dommages et vitesse des vents dans une échelle qui porte son nom, permettant de mesurer l’intensité des tornades : l’échelle de Fujita[3].

L’échelle de Fujita a été élaborée en 1971, en collaboration avec Allen Pearson, un météorologiste du centre de prévision des orages violents (NSSFC à l’époque). Elle fut très vite adoptée dans le monde entier. Cette échelle consiste à étudier les dommages causés pour estimer une vitesse des vents. Il y a 6 niveaux, qui vont de F0 à F5. En 2007, elle fut améliorée afin de pallier certains manques et d’être encore plus précise : l’échelle de Fujita améliorée (Figure 2). C’est cette échelle qui est utilisée dans le monde entier. Comme celle-ci fut créée pour les États-Unis, dont nombre de constructions sont différentes d’Europe, une version adaptée a été proposée en 2011 par Keraunos, l’observatoire
français sur les orages violents[4].

Figure 2 : Echelle de Fujita, NWS/Lacroix.

Mais quelle est le rapport de tout ça avec le projet TED me direz-vous ?

À la fin des années 1950, des météorologistes s’occupaient, sur leur temps libre, à traquer les orages dans les grandes plaines. Au fur et à mesure des décennies, ces passionnés, bercés pour la plupart par le film le magicien d’Oz de 1939 (avec une scène très connue des initiées représentant une tornade qui emmène Dorothée et Toto dans le pays d’Oz). Avec le film Twister en 1996 et l’avènement du numérique au début des années 2000, une nouvelle génération (dont je fais partie) se passionne pour ces phénomènes. Ces chasseurs d’orages peuvent venir du monde entier pour observer ces phénomènes, chaque année au mois de mai et juin, pic de la saison des tornades. Météorologistes, passionnés, photographes ou amateurs de sensations fortes, ils sont des centaines à être témoins de mère Nature. La fréquence de ces phénomènes n’est d’ailleurs pas encore reliée au changement climatique, le recul n’étant pas assez important encore.

Et ce sont bien les données qui sont produites par toutes ces personnes qui ont intéressé les fondateurs du TED. Rassembler au même endroit toutes les sources de données disponibles afin de reconstruire un évènement comme la tornade de El Reno.

L’outil de visualisation de TED : méthodologie et interface

Le projet TED a été mené sur plusieurs années, afin de notamment récupérer les données vidéo et photos de quelques 300 équipes de chasseurs d’orages qui étaient sur place ce jour-là.

La méthodologie afin de synchroniser les données récoltées se fait en deux temps : la première est la synchronisation temporelle des images grâces aux éclairs air-sol présents lors de cet évènement. Afin de synchroniser correctement l’heure précise, une comparaison est faite avec la base de données du National Lightning Detection Network (NLDN). Ensuite, les images sont géoréférencées grâce aux images Google Street View (Figure 3).

Figure 3 : Géoréférencement des images. Seimon, A., Allen, J. T., Seimon, T. A., Talbot, S. J., & Hoadley, D. K. (2016).

L’interface graphique se décompose en une fenêtre arrivant directement sur le projet (Figure 4) (le site du projet original a été fermé : il consistait à récupérer toutes les données [formulaire, etc.]. Seule subsiste la visualisation en ligne dont nous parlerons aujourd’hui).

Cette fenêtre regroupe les différents lecteurs vidéo permettant la visualisation en simultanée de plusieurs vidéos synchronisées (la synchronisation temporelle des vidéos est effectuée à partir de l’horodatage de celles-ci dans un premier temps, puis est ensuite affinée en utilisant les éclairs visibles sur les vidéos !), mais aussi une timeline, des points clés de la formation de la tornade, qui permet de naviguer directement vers une partie dont l’utilisateur voudrait avoir connaissance, mais également un outil permettant le lissage des données radars entre autres. Nous pouvons également choisir le nombre de vidéos affichées en même temps (1, 2 ou 4). Cette interface, simple, permet d’avoir une lisibilité et une efficacité radicale.

Chaque flèche représentant les équipes et leurs directions (avec leur nom) représente une interaction, où on peut afficher les données en fonction de l’angle de vue voulu. Lorsqu’un clic est effectué sur une des vidéos, celle-ci est agrandi, et revient à la miniature lors d’un autre clic. Efficace donc.

Figure 4 : Interface du TED, capture d’écran.

Lorsque la tornade se forme et touche terre, celle-ci se matérialise sur la carte en une flèche (pour le centre de la tornade) et un cercle (pour sa largeur). On retrouve également un entonnoir représentant la trajectoire et la zone de passage de celle-ci. Ainsi, nous pouvons suivre tout son cycle de vie de différents points de vue en même temps. Et ça, c’est révolutionnaire.

Apport de ce projet dans la recherche et la compréhension des tornades

Apport de ce projet dans la recherche et la compréhension des tornades.

L’utilité de cet outil est multiple : dans un premier, il permet de rassembler toutes les ressources photographiques et vidéos de la communauté au même endroit pour un but commun, qui est de comprendre ce qui s’est passé. Ces ressources sont indispensables afin de corréler les observations radars effectuées ce jour-là. En effet, cette tornade a pu également être étudiée grâce à un projet qui avait lieu durant cet été-là, Vortex 2. Ce projet avait notamment deux radars doppler (Doppler on Wheels, des camions avec un radar météorologique monté dessus), qui permettent des scans très hautes résolutions d’une cellule, et dans ce cas là d’une tornade. C’est même grâce à ces scans ce jour-là que les vents de la tornade ont pu être mesurés à 476 km/h, soit les seconds vents les plus forts mesurés sur terre après la tornade de Bridge-Creek-Moore en 1999[5], non loin de là. La corrélation entre observation et relevé radar est cruciale. En effet, une tornade a une signature radar précise, souvent un crochet. Cette signature radar s’appelle le « Tornado Vortex Signature (TVS) » (figure 5), et fut découverte par Neil Ward, un météorologiste en 1973. Une signature radar s’obtient grâce à un radar météorologique à effet Doppler : les ondes rencontrent des précipitations (de l’eau, de la neige ou de la grêle) et sont réfléchi. Ces signatures sont utilisées pour le suivi de l’évolution des orages. En effet, un orage en rotation est le signe d’une tornade en préparation. C’est ce crochet qui aide les météorologistes et autre chasseur d’orages à anticiper une tornade. Cette relation a pu être faite justement en croisant des images vidéo d’une tornade et l’observation radar faites. De nombreuses recherches sont faites pour relier l’observation de la mesure.

Figure 5 : Supercellule tornadique avec son écho en crochet typique (au sud-ouest) à l’approche de Birmingham, AL, 27 Avril 2011. ustornadoes.com, 2013.

Comme énoncé précédemment, cette tornade a été le théâtre de la perte de 3 chasseurs d’orages renommés. Ces scientifiques, financés par la National Geographic Society, menaient des recherches sur le terrain en positionnant des sondes sur le trajet des tornades elles-mêmes. Ils étaient réputés pour être très prudents et ne prendre jamais aucun risque.

Mais comment donc ont-ils pu périr ?

C’est aussi là l’intérêt du TED. En recoupant toutes les sources, cette tornade a livré une partie de ses secrets. Une tornade, en général, se forme d’une manière conique, parfois ayant des formes bizarres, mais de manière générale assez définies. Ce n’était pas le cas ici, puisque de multiples « sous-vortex » se sont créés et ont disparu aussi soudainement. Ces sous-vortex, qui restent encore en grande partie des mystères, ont des vitesses de déplacements et des vitesses des vents pouvant dépasser de loin ceux de la tornade principale. Ils orbitent autour de manière chaotique et de manière imprévisible. C’est ce qui toucha ces 3 chasseurs, et de nombreuses autres personnes ce jour-là. Cela peut paraitre anodin, mais le recours à de multiples sources vidéo ont pu mettre en relation les observations visuelles et radar effectuées. De plus, grâce à la photogrammétrie, les vidéos servent : elles permettent d’estimer la vitesse des vents et de déplacement de celles-ci, la largeur, hauteur de la base du nuage mûr (partie basse du mésocyclone en rotation dans une supercellule)[6]. Dans la figure 6 ci-dessous, l’image permet ici de mieux comprendre la structure de base d’une supercellule tornadique. L’image est donc encore une fois primordiale afin d’assister les chercheurs dans leur périple en quête de vérité.

Figure 6 : Structure typique d’une supercellule près de Simla, Colorado. Matthieu Lacroix, 2015.

Un projet innovant

Ce projet, à l’échelle d’un évènement précis, permet de montrer tout l’intérêt de rassembler des données au même endroit afin de les analyser. La partie cartographique, avec les différentes équipes procurant de multiples points de vue, nous resitue dans un contexte si particulier. Suivant l’évolution minute par minute, secondes par secondes de ce phénomène, ce site met en avant une sorte d’empowerment du citoyen, où leurs ressources sont directement mises à profit pour la recherche. C’est mission accomplie, et il s’agit d’un très bon exemple de ce qui pourrait être fait à l’avenir pour d’autres catastrophes si l’occasion malheureuse devait se représenter.

D’ailleurs, un guide est édité pour optimiser les données recueillies par les chasseurs d’orages si ceux-ci veulent qu’elles soient utilisées par les scientifiques. Nous retrouvons des informations telles qu’un réglage fin de l’heure et de la date, ou encore l’utilisation de trépied afin de stabiliser l’image. Ce guide est à retrouver ici !

D’ailleurs, fait important, les photographies et vidéos des chasseurs d’orages présents ce jours-là ont permis, en complément des scans radar, de mettre en évidence que la rotation de la tornade était d’abord présente au niveau du sol (moins de 20m) avant de l’être en altitude (base du nuage)[7]. La tornade ne se formerait donc non pas de haut en bas comme il fut communément admis durant des décennies, mais bien de bas en haut (du sol vers le nuage). D’autres recherches doivent être menées pour en savoir plus sur cette genèse tornadique. C’est donc un réel apport que ce projet a amené à la recherche scientifique.

J’ai choisi cette carte car je suis moi-même un passionné, chasseur d’orage et photographe. Ma passion m’a mené dans bien des endroits, y compris à la poursuite de ces phénomènes, et c’est pour cela que je me retrouve ici à écrire ces lignes.

J’ai eu la chance d’avoir été sur le mémorial des trois chercheurs disparus, situé sur une petite route de terre battue, au milieu de grandes plaines. Ces trois personnes étaient pour moi une grande source d’inspiration. Leur implication et leur dévouement à la recherche scientifique m’ont réellement donné envie de faire moi aussi de la recherche.

Et comme dirais Tim Saramas :  “My passion for storm chasing has always been driven by the beautiful and powerful storms displayed in the hearthland each spring.”

Donc maintenant, à chaque fois que vous regardez les nuages, pensez à ce qu’ils pourraient devenir.

Tornadement votre,

Matthieu Lacroix

Pour aller sur le site, c’est par ici : http://el-reno-survey.net/ted/

Pour en savoir plus sur cette journée : https://www.weather.gov/oun/events-20130531

Modérateurs : Paul SOULARD, Saulo CALVACANTE

[1] Ellinwood, (2013, 3 juin). The storm chaser dilemma and choice to sit out the May 31 Oklahoma City tornadoes. Washington Post. From https://www.washingtonpost.com/news/capital-weather-gang/wp/2013/06/03/the-storm-chaser-dilemma-and-choosing-to-miss-a-tornado/

[2] Seimon, Anton & Allen, John & Seimon, Tracie & Talbot, Skip & Hoadley, David. (2016). Crowdsourcing the El Reno 2013 Tornado: A New Approach for Collation and Display of Storm Chaser Imagery for Scientific Applications. Bulletin of the American Meteorological Society. https://doi.org/10.1175/BAMS-D-15-00174.1

[3] Dr. Tetsuya Theodore Fujita. (2015). Tornado Project. http://www.tornadoproject.com/cellar/tedfujita.htm

[4] Tornado Rating in Europe with the EF-scale. P. Mahieu, E. Wesolek, 2016 Cliquer pour accéder à tornado-rating-in-europe-with-the-enhanced-fujita-scale.pdf

[5] May 3, 1999 — The Bridge Creek–Moore Tornado. (2021, 14 mai). Stormstalker. https://stormstalker.wordpress.com/2021/05/05/may-3-1999-the-bridge-creek-moore-tornado/

[6] Atkins, N. T., McGee, A., Ducharme, R., Wakimoto, R. M., & Wurman, J. (2012). The LaGrange Tornado during VORTEX2. Part II: Photogrammetric Analysis of the Tornado Combined with Dual-Doppler Radar Data, Monthly Weather Review, 140(9), 2939-2958. Retrieved Feb 6, 2022, from https://journals.ametsoc.org/view/journals/mwre/140/9/mwr-d-11-00285.1.xml

[7] Houser, J., Bluestein, H. B., Seimon, A., Snyder, J., and Thiem, K., “Rapid-Scan Mobile Radar Observations of Tornadogenesis”, vol. 2018, 2018. From https://agu.confex.com/agu/fm18/meetingapp.cgi/Paper/432399

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