Par Pierre NIOGRET
L’étalement urbain est une notion bien connue en géographie [1], occasionnant de nombreux objets d’études, de l’impact social au coût environnemental, en passant par l’analyse sociologique des comportements des agents humains et économiques. Caractérisation de l’émancipation sociale d’une part, symbole d’une société de consommation à outrance de l’autre, ce phénomène divise les observateurs selon l’aspect par lequel il est appréhendé. Cette expansion implique alors des comportements propres à ce type d’urbanisation, comme la déprise agricole ou le recours plus important aux transports (incarné par l’automobile individuelle) (Fig. 2). La visualisation de cette information géographique, à travers son évolution notamment, a déjà donné lieu à de nombreuses productions. Un billet du blog Cartographie(s) numérique(s) a d’ailleurs été consacré à cette question, recensant une typologie de data visualisation, généralement centrées sur des métropoles. Aujourd’hui, nous avons l’opportunité de nous attarder sur une cartographie mondiale de cet étalement urbain, basée sur l’interconnexion du réseau routier : The Global Sprawl Map.

Cette interface cartographique est la transposition du travail de recherche de Christopher Barrington-Leigh (B-L) (Université McGill, Canada) et Adam Millard-Ball (M-B) (Université de Californie, États-Unis), universitaires dans le domaine des Sciences Humaines et Sociales. En effet, dans la continuité de leurs publications scientifiques, ils ont mis en ligne en janvier 2020, à la disposition de tous, le résultat de leur étude, afin que tout un chacun puisse prendre connaissance du niveau d’étalement urbain atteint par nos sociétés. Le principe de leur application permet donc de quantifier cette expansion, d’abord de manière globale, puis de manière affinée au plus près des territoires que l’on peut fréquenter au quotidien.
Mais, ne brûlons pas d’étape et découvrons d’abord comment ces deux chercheurs s’y sont pris pour réaliser cette cartographie[2]. Reprenant les constats liés au « problème » de l’étalement urbain, ils sont partis du fait que les routes en sont représentatives, de par une volonté d’interconnexion de moins en moins prononcée : « a maze of cul-de-sacs and loops » (B-L et M-B, 2019). Autrement dit, un réseau routier bien connecté va inciter à la mobilité (douce) et aux déplacements communs tandis qu’un réseau plus compliqué augmentera les distances, les détours et en conséquence une individualisation des transports.
Restant alors à catégoriser cet étalement, leur idée est d’établir un indice pour mesurer la connectivité du réseau routier : le « Street-Network Disconnectedness index » (SNDi). Pour ce faire, ils ont recours à OpenStreetMap (OSM) et quelques données satellitaires. OSM leur permet ainsi d’accéder à une base de donnée précise contenant 46 millions de kilomètres de rues à l’échelle mondiale. L’exploitation de celle-ci sous la forme d’un graphe routier a déjà contribué à d’autres applications, comme l’analyse de l’organisation spatiale du réseau routier urbain. Considérant des principes d’organisation spatiale et des historiques de développement urbain différents selon les pays voire les continents, ils calculent une série de 13 mesures à travers le graphe routier, dont les grandes familles sont les suivantes : le degré de connexion nodale pour chaque intersection, la dendricité (c.-à-d. l’arborescence), la « circuité » (rapport entre la longueur du chemin et la distance en ligne droite aux autres nœuds) et la sinuosité (rapport entre la longueur et la distance de bout en bout pour chaque chemin) (Fig. 3).

Ces critères leur permettent d’aller plus loin que la plupart des études dans la mesure où ils prennent en compte l’organisation spatiale du réseau, en plus de la « simple » connexion nœud à nœud de ce dernier. Une analyse en composantes principales (ACP) est ensuite menée pour déterminer des facteurs empiriques, basant la mesure globale de leur index SNDi sur la première composante (part d’explication de la variance de 37%). En effet, l’ensemble des mesures calculées contribue de manière positive à la première composante. De fait, l’index unidimensionnel établit désignera dans ses valeurs les plus hautes une augmentation de l’étalement urbain. En complément, l’analyse est poussée jusqu’à une classification multidimensionnelle des réseaux d’expansion urbaine en huit types empiriques (Fig. 4). En termes d’agrégation des résultats, les auteurs ont ainsi effectué une classification non supervisée des cellules « urbaines » non vides d’un grid mondial avec un partitionnement selon les huit types de réseaux grâce à la méthode k-means; le tout à une résolution fine d’1 km.

En quelques chiffres, les pays possédant les indicateurs SNDi les plus élevés sont essentiellement dans le sud-est asiatique (Sri Lanka 5.5, Philippines 5.4, Bangladesh 5.3) ; au contraire des pays plutôt situés en Amérique latine, aux coefficients les moins élevés (Paraguay 1.4, Argentine 0.6 et Uruguay 0.4). Les pays européens se situent eux dans un entre-deux, passant par l’Irlande (5.9), le Royaume-Uni (4.1), la France (2.9), l’Allemagne (2.3) ou l’Espagne (1.8) (Fig. 5).

Passons désormais à la pratique en partant explorer cette visualisation. L’interface se compose d’une cartographie, d’un menu contextuel et de contrôles dynamiques. Le premier affichage dispose une cartographie mondiale généralisée (onglet Globe), avec des pop-ups indiquant l’indice SNDi au survol des pays. Ensuite, il est possible de préciser la spatialité, par un clic sur un pays (ou l’onglet Zoomable map), pour obtenir une vue rapprochée sur le dit pays, et cela avec une précision cartographique retrouvée. La visualisation est ainsi progressive, passant par les grands ensembles régionaux, les cellules de surface kilométrique et enfin le réseau routier en tant que tel (Fig. 6).

Les différents niveaux d’observation sont légendés avec l’indice SNDi (du plus connecté – bleu – vers le moins connecté – rouge) puis une caractérisation du réseau routier (selon quatre types) (Fig. 7).
De plus, la navigation est très fluide grâce au recours à un service de tuiles vectorielles[3], généré depuis OpenMapTiles.

Dans la continuité de l’interactivité précédente, il est offert de visualiser différents types de données, spatiales et/ou temporelles. Ainsi, dans un premier temps, une fenêtre Contrôles avancés permet de sélectionner l’affichage du type de données et/ou une plage temporelle (Fig. 8).

En premier lieu, l’utilisateur peut donc sélectionner la donnée de son choix (l’indice SNDi, la circuité et les culs-de-sacs), mettant ainsi à jour les agrégats spatiaux.
Ensuite, il est possible de faire varier les temporalités :
– toutes les années,
– par périodes cumulées, de 1975 à 2014,
– par période (au nombre de 4).
Les années désignent les périodes de construction des routes.
Figure 8 : Contrôles avancés
Enfin, un dernier mode est proposé, plus ludique, puisqu’il permet un « saut » aléatoire sur une ville, en se basant sur la sélection de l’un des huit types d’étalement urbain définis (Fig. 9 et 10).


C’est une façon assez pertinente de découvrir cette typologie, puisqu’elle facilite la navigation tout en assurant à l’utilisateur une bonne lecture du type de réseau.
Figure 10 : Choix d’un saut aléatoire
L’intérêt pour cette visualisation cartographique porte sur le fait de l’accessibilité d’un sujet de recherche depuis longtemps étudié. S’appuyant sur des travaux qui élargissent pourtant considérablement le spectre de l’analyse de l’étalement urbain, elle offre une application simple de prise en main, avec de nombreuses fenêtres d’informations afin d’expliciter la démarche. Il faut aussi souligner le recours à des données participatives, ce qui témoigne de la reconnaissance grandissante envers les processus contributifs ; poursuivie en l’occurrence dans ce cas par la mise à disposition sous une licence open source de l’ensemble des traitements et codes informatiques mis en pratique. L’approche menée est donc doublement appréciable, par la mise en œuvre d’un outil de visualisation à destination du plus grand nombre, mais aussi pour participer aux réflexions qui nous attendent concernant la vision que l’on souhaite pour la planification à long terme de nos sociétés de plus en plus urbanisées.
Sources :
D’après une idée de Keir Clarke, Mapping Urban Sprawl, Maps Mania, 18/02/2020
http://googlemapsmania.blogspot.com/2020/02/mapping-urban-sprawl.html
– Christopher Barrington-Leigh et Adam Millard-Ball, 2019. A global assessment of street-network sprawl. PLoS ONE, 14 (11). DOI: 10.1371/journal.pone.0210091.
– Christopher Barrington-Leigh et Adam Millard-Ball, 2020. Global trends toward urban street-network sprawl. Proceedings of the National Academy of Sciences. DOI : 10.1073/pnas.1905232116.
– Glossaire Géoconfluences, 2010. ENS de Lyon.
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/etalement-urbain-urban-sprawl-expansion-urbaine
– Sylvain Genevois, 2018. Data visualisations pour étudier l’expansion urbaine. Cartographie(s) numérique(s), [Article de blog]. https://cartonumerique.blogspot.com/2018/10/dataviz-expansion-urbaine.html
– Université McGill, 2020. Street network patterns reveal worrying worldwide trend towards urban sprawl. [Communication institutionnelle]. https://www.mcgill.ca/newsroom/channels/news/street-network-patterns-reveal-worrying-worldwide-trend-towards-urban-sprawl-304103
Modérateurs : Victor BONNIN et Thomas MABIRE
[1] « L’étalement urbain est l’augmentation de la superficie d’une ville, et la diminution de sa densité de population. Il est l’une des manifestations spatiales de la périurbanisation. » (Glossaire Géoconfluences)
[2] Christopher Barrington-Leigh et Adam Millard-Ball, 2019. A global assessment of street-network sprawl. PLoS ONE, 14 (11). DOI: 10.1371/journal.pone.0210091.
[3] Les tuiles vectorielles permettent de réduire la quantité de données transférée par leur paquetage, optimisant le niveau de rendu à plusieurs échelles.
Votre commentaire